Willi Maurer, Aranno 27.1.01
Poussés par le vent nouveau de mai 1968, pleins d'idéaux, et réalisant combien
les parents étaient isolés et surchargés dans notre société essentiellement
tournée vers la compétitivité, nous nous sommes trouvés, un certain nombre de
femmes, d'hommes et d'enfants, pour créer une communauté de vie et de travail. Rétrospectivement,
je me rends d'ailleurs de plus en plus compte combien les enfants ont été mes
meilleurs enseignants. Notre maison était aussi ouverte à des personnes ayant
fui les brutalités du Chili, et qui s'étaient réfugiées en Suisse.
Une de ces femmes portait en permanence son bébé tout contre elle. Elle
aurait pu employer une poussette que nous lui aurions volontiers offerte, mais
elle ne voulait pas en entendre parler. A l'époque, j'ignorais encore les
conséquences pour nous, êtres humains, d'être porté ou non. Mais j'étais
impressionné par ce que je voyais: le bébé de cette femme participait, éveillé,
à ce qui se passait dans son environnement, ne pleurait jamais, et communiquait
ses besoins par des mimiques et des gestes qu'elle pouvait immédiatement
interpréter. Malgré toute ce vécu de déracinement, une grande paix régnait. Où
cette femme trouvait-elle tant de force? Dans le fait qu'elle-même avait été
portée lorsqu'elle était enfant?
Intuitivement, les enfants de notre communauté ont réagi à cette manière de
faire: les petits comme les grands ont demandé leurs vieux biberons et leurs
langes, et ont joué avec des jours durant, prenant tour à tour le rôle de la
maman attentive ou du bébé exprimant ses besoins. Se donnaient-ils à ce moment
ce dont ils avaient tellement manqué dans leur prime enfance? Dans leur jeu,
ils employaient d'abord "comme d'habitude" des petits cris de bébé.
Mais le besoin était réveillé chez les autres de se préoccuper avec amour du
bébé, comme ils le voyaient chez la maman chilienne, et le silence prenait
bientôt place, et on pouvait observer la plus grande satisfaction. C'était
impressionnant de voir tous ces enfants en train de téter leur biberon, blottis
les uns contre les autres.
Quelques jours plus tard, la maman eut l'occasion d'aller habiter chez des
connaissances, et s'apprêtait à prendre congé de nous. Nina, une petite fille
qui commençait à peine à parler, nous annonça clairement qu'elle s'appelait
aussi Luca (comme le petit bébé chilien), et qu'elle voulait aussi partir. Sa
maman, de même que la (nouvelle) maman étaient d'accord, et elle fut bientôt
prête, toute fière avec son petit sac contenant son pyjama et son pique-nique.
Ce n'est que deux jours plus tard qu'elle appela au téléphone, pour dire
qu'elle s'appelait à nouveau Nina, et qu'elle désirait rentrer à la maison. Une
fois de retour, elle annonça, triomphante, comment elle avait eu le droit -
comme Luca - de téter au sein. Nina bébé n'avait connu que le biberon, car à
l'hôpital on avait déconseillé à sa mère d'allaiter. Que Nina ait pu oser
quitter sa mère, sans avoir peur d'être rejetée par la suite, m'a paru être le
signe d'une relation pleine d'amour. Le fait de voir s'épanouir ces enfants m'a
donné l'envie de me mettre à la recherche de mon propre enfant intérieur, que
je n'avais alors pas encore trouvé.
Après avoir expérimenté intensément et pendant plusieurs années diverses
approches holistiques, j'ai eu l'occasion de créer avec une douzaine de
thérapeutes (parfois en devenir), un groupe de recherche et de vie, pour la
durée d'une année. Nous étions ensemble chaque jour pendant 6 heures. Pendant
quelques périodes intensives de 10 jours, nous étions ensemble 24heures sur 24.
Chacun tenait alternativement les rôles de client ou de thérapeute, en
engageant sa responsabilité personnelle. Nous avions éliminé tout jeu de
pouvoir dans cette démarche. Nous exprimions nos conflits aussi bien de manière
émotionnelle que corporelle, et sondions nos sentiments jusqu'à leurs racines
les plus profondes, dans la plus petite enfance, la naissance, et la période
prénatale. Certaines conventions devaient nous protégeaient de blessures
extérieures. Pendant cette période, nous avons fait des découvertes étonnantes:
Nous avons en effet constaté que derrière la sexualité telle qu'elle est
comprise dans notre culture, se cache quelque chose de bien différent que les
jeux de pouvoir et de jalousie. Nous y avons retrouvé entre autres les désirs
refoulés de nos bébés intérieurs, de retrouver leur mère. Chez les femmes, ce
désir se manifeste la plupart du temps par le souhait d'être tenues dans les
bras d'un homme (comme elles auraient souhaité être tenues dans les bras de
leur mère). Chez les hommes, on remarque un besoin (souvent violent) de
dépasser les limites posées par les femmes. Ils essaient ainsi de camoufler
leur impuissance. Impuissance à laquelle ils ne sont d'ailleurs confrontés que
lorsque la femme, déçue de leur comportement, se refuse à eux, ou qu'elle se
referme. Ils sont touchés par cette douleur (inconsciente) venue de la toute
petite enfance, douleur d'être mis à l'écart. Hommes et femmes auraient donc
cette possibilité de retrouver leur bébé intérieur, dont ils sont séparés,
s'ils ne retrouvaient pas un(e) nouveau(elle) partenaire.
Le tragique de notre destinée, à nous humains, est que nous essayons de
compenser cet éloignement forcé de nos sentiments par des tentatives
d'explications scientifiques des secrets de la vie. Plus nous nous éloignons de
nos sentiments, plus nous en souffrons, et plus nous semblons avoir besoin de
croire en des savoirs abstraits. C'est seulement comme ça que l'on peut
continuer à séparer les enfants de leur mère, et les mettre à l'écart dans un
petit lit, malgré le fait que l'idée des naissances en douceur se répande de
plus en plus. Comment se fait-il que ce mécanisme se propage à travers les
siècles? Comment se fait-il que les mythes autant que les écrits sacrés, sous
forme codée, nous parlent ainsi toujours de la perte de l'unité (le Paradis),
et que malgré tout, les références à la conception, à la naissance, et aux
premières expériences de vie ne soient pas reconnues comme une recherche
intense de cette unité perdue? Selon Franz Renggli, la séparation des bébés
d'avec leur mère était déjà un thème principaux dans les mythes de la civilisation
des Sumériens, c'est à dire 5000 ans avant Jésus Christ. Comment se fait-il que
depuis ces temps immémoriaux, nous ayions toujours tendance à détruire d'abord
pour essayer de guérir ou consoler ensuite? Les mythes et les écrits sacrés
sont des métaphores, et leur interprétation est influencée par le niveau de
connaissance des hommes qui les interprètent. D'où le dilemme: seules les
personnes pouvant se mettre à la place d'un nourrisson et de ressentir ce qu'il
ressent sont capables de décoder ces histoires dans toute leur profondeur.
Sinon, il faut considérer que ce sont des ignorants qui indiquent comment les
enfants doivent grandir, et personne ne réalise combien le royaume promis dans
la Bible est à portée de main.
D'autres indices pourraient pourtant nous orienter: l'être humain vient au
monde pour être porté, comme l'attestent les réflexes d'agrippement chez le
nouveau-né. Si son besoin le plus profond, c'est à dire d'être porté contre le
corps de sa mère, n'est pas reconnu, son sentiment d'appartenance est à jamais
perturbé. On connaît les conséquences sur les mammifères lorsque
l'"imprinting" n'a pas lieu, c'est à dire l'imprégnation réciproque
par tous les sens de la mère et du nourrisson juste après la naissance: ils ne
se reconnaissent pas comme appartenant l'un à l'autre. Dans la plupart des
hôpitaux, le personnel soignant recommande encore aux mamans de coucher leur
bébé dans un petit lit à côté du leur pendant la nuit, ou même de le laisser
dans la pouponnière. Ainsi, la période cruciale de prise de contact sensoriel
est dépassée, contact déclenché intuitivement et naturellement chez la mère
comme chez le nouveau-né, et qui offre aux deux de la joie et de la sérénité,
et qui permet surtout à l'enfant de développer un sentiment de confiance. Plus
tard, c'est justement cette confiance saine et profonde qui permettra aux mères
de s'affirmer quand des personnes pleines de théories leur diront de mettre
leur bébé à l'écart pendant la nuit.
Mais la joie de la maternité peut encore être troublée, lorsque le bébé
réveille chez sa mère la douleur, jusque là refoulée, de tout ce qui lui a
manqué dans sa propre enfance. C'est une véritable tristesse qui arrive! Cette
tristesse demande alors à être vécue, et s'exprime dans les pleurs et dans la
rancune. Mais elle amène aussi à reconnaître son propre petit enfant intérieur,
qui voudrait autant être reconnu et accueilli que l'enfant qui vient de naître.
Les mères qui ne sont pas soutenues dans cette période, ou qui résistent contre
ces sentiments de profonde tristesse, vivent souvent une dépression postpartale
(la science officielle n'a jusqu'à aujourd'hui pas réussi à trouver une
explication satisfaisante à ce genre de dépression). Quand le travail de deuil
de la mère (et du père, qui autrement se pose en rival avec le bébé) n'a pas
lieu, le nouveau-né est alors considéré comme un fauteur de trouble dans la
relation du couple. Alors, le bébé va exprimer ses besoins sous forme de pleurs
(ce qui est surnommé par la science officielle impuissante "les coliques
des 3 premiers mois"), et va rapidement submerger ses parents. Dans leur
détresse, ceux-ci vont avoir tendance à se rabattre sur le moyen le plus
destructeur qui permet depuis des millénaires à cette calamité de se
transmettre de génération en génération: mettre à l'écart le berceau du bébé
dans une chambre, pour enfin avoir la paix. C'est ainsi que la plupart des gens
de notre culture portent inconsciemment en eux la peur d'être, abandonné. Ce
sentiment d'abandon est d'ailleurs adouci dans notre culture par des produits
de remplacement: tout d'abord la sucette, le biberon, les jouets; plus tard les
sucreries, le tabac, les stupéfiants et autres produits addictifs, de même que
des habitudes de consommation excessive, de mode, de vacances éloignant de la
grisaille quotidienne.
La folie de la mobilité reflète cette situation particulière car elle permet
de fuir l'ici et le maintenant, dans lesquels ce vieux sentiment d'être
abandonné refait surface. De même ce besoin de posséder, dont les dirigeants et
autres économes sont persuadés qu'il est inné chez l'être humain, et qui, dans
le monde des shareholders et autres acteurs de la globalisation est une
particularité bienvenue des managers, est intiment lié aux manques vécus par
les gens dans leur plus petite enfance. Qui aurait pensé que la course à
l'armement est aussi en relation avec l'impuissance du bébé livré à lui- même
dans son petit lit, et dont les cris de déception étaient récompensés par une
baffe? Se pourrait-il que la stratégie nucléaire dissuasive soit une tentative
de tout prévenir, afin d'éviter de subir une situation d'impuissance comparable
au sentiment d'abandon de notre prime enfance? Se pourrait-il que notre chasse
au profit, et aux biens de consommation à bon marché qui ont pour corollaire
les conditions de travail proches de l'exploitation chez nous comme dans les
pays où les salaires sont misérables, soit une compensation d'un manque
précoce? Nous sommes prêts à dépenser des milliards pour des armes, alors que
nous serrons la vis des dépenses urgentes et indispensables pour aider les
mères et leurs enfants. Est-ce qu'il s'agit là de peurs apparues dans la petite
enfance qui nous font prendre des décisions pareilles (attisées par des
campagnes dans les médias)?
Mon expérience de 20 ans, tout d'abord en tant que participant à un projet
pilote pour les jeunes toxicomanes (souvent devenus délinquants), puis comme
thérapeute dans le cadre de thérapies de groupes, me fait dire qu'il existe de
tels liens. Les enfants qui sont mis à l'écart sont humiliés dans leur dignité
humaine. Cette humiliation provoque facilement un affaiblissement du système
immunitaire, ou des comportements à risques; il arrive aussi que ces enfants
devenus adultes mettent en scène des situations dans lesquelles ils peuvent
(inconsciemment) se venger de l'impuissance subie. La première attitude se
reflète non seulement dans nos statistiques de maladies et d'accidents, mais
encore dans le nombre croissant de personnes souffrant de dépressions, ou qui
sont suicidaires. La deuxième se retrouve particulièrement dans la
pornographie, les actes de violence et dans la haine de l'étranger. Ce n'est
que lorsque nous reconnaissons ces liens profonds et leurs conséquences que
nous réalisons la portée de la séparation dans la petite enfance, séparation
qui se termine par un cercle vicieux social et politique.
La religion (qui lie à nouveau) aurait dû aider à sortir de ce cercle
vicieux. Martin Luther, fondateur de la Réforme, et copiste de la Bible, offre
un exemple frappant de cet échec. Dans son intention sans doute louable de
protéger sa communauté religieuse contre le mal, il répandit l'opinion selon
laquelle les petits enfants doivent tout d'abord apprendre à rester seuls. Il
en arriva à la conclusion qu'il fallait les empêcher de pleurer par tous les
moyens. Lorsque cela s'avérait impossible, il fallait comprendre qu'il
s'agissait d'un enfant supposé (dans les contes de Grimm, un enfant échangé -
souvent ensorcelé), qu' il était juste de battre à mort, afin de se protéger du
Diable. Des mères crédules ont ainsi abandonné leur enfant, suivant en cela des
conseils d'autorités religieuses (dans les siècles précédents, c'était aussi à
cause de leur détresse matérielle et sociale, et de l'attention insuffisante
portée à l'éducation des enfants). La cause réelle des pleurs du bébé
(l'abandon mettant en danger sa vie et le besoin de proximité) n'a jamais été
reconnue par des hommes tels que Martin Luther, complètement séparés de leurs
sentiments (suite à des blessures dans leur propre enfance). Nous voyons donc
comment l'Eglise a été incapable de sortir de cette situation complètement
schizophrène.
On trouve cependant une exception à ce drame à Bali, principalement dans les
peuples non encore touchés par notre civilisation. Un commandement religieux
dit que les bébés ne doivent en aucun cas toucher le sol dans leurs premiers
trois mois de vie. Ils sont donc portés par leur mère. Une de mes connaissance
s'est rendue sur place, et a été impressionnée par la paix et l'harmonie de ce
peuple, et a constaté que si les bébés ne souffrent pas réellement
physiquement, ils ne pleurent pas plus de 5 minutes par jour.
Notre société est encore loin de se rendre compte de l'impact de la
séparation mère-enfant. Nous avons absolument besoin de faire cette démarche,
et de travailler sur notre propre manque, afin de réaliser combien porter les
bébés est essentiel. Cela ne signifie pas que les mères doivent se sacrifier.
Il s'agit pour les mères de pouvoir être portées socialement, et que la vie
sociale soit organisée de façon à ce que les enfants puissent y prendre part.
L'être humain est capable naturellement d'unité et d'amour, pour autant que ce
don ne soit pas démoli dans l'œuf. Les enfants pourraient nous montrer le
chemin vers notre propre enfant intérieur, et vers un monde de paix.
Willi Maurer
Willi Maurer accompagne depuis plus de 20 ans des personnes à la recherche
d'eux-mêmes par du travail corporel et du travail sur leurs sentiments. Il
enseigne l'Aïkido, en lien avec de la gymnastique méditative.
Internet: http://home.sunrise.ch/maurer
Willi Maurer a décrit ses recherches et ses découvertes en particulier dans
le livre "Zugehörigkeit" (288p.à tirage d'auteur, 45.-, que l'on peut
commander chez Buch2000, 8912 Obfelden, ou directement chez l'auteur: Willi
Maurer, Doné, 6994 Aranno