Nécessité du contact physique
Je suis convaincue, comme
le professeur Ashley Montagu bien avant moi, que l'animal - et l'être humain-
qu'on a mal caressé ou insuffisamment, est un être insatisfait au niveau
émotionnel. On ne considère pas la satisfaction des besoins tactiles comme
fondamentale, les besoins fondamentaux étant ceux qu'il faut satisfaire pour
que l'organisme survive. Or le besoin de sensations tactiles est fondamental
puisqu'il doit être satisfait pour que l'organisme survive. Le sens du toucher
est le premier à se développer chez l'humain. C'est à travers sa peau, qui est
de loin l'organe sensitif le plus développé à la naissance, que l'enfant met le
monde à portée de sa main, au sens propre du terme. A travers la preuve
tangible du corps de sa mère il va prendre conscience de son propre corps, ce
sera son premier rapport aux choses extérieures. Tous les jeunes mammifères
cherchent à maintenir le contact avec leur mère, se pelotonnent et se
blotissent contre elle. Différentes expériences malheureuses démontrent la
nécessité vitale des contacts physiques pour le bébé.
Ainsi, à l'hôpital Bellevue de New-York, le taux de mortalité infantile des
enfants de moins d'un an passa de 30-35 % à moins de 10 % en 1938 après que
l'on ait institué un régime de soins maternels incluant portage, maternage,
prise dans les bras.
Frédéric II, empereur d'allemagne surnommé à tort "Stupor Mundi",
"merveille du monde", voulant savoir quelle langue parleraient les
bébés si on ne leur parlait jamais, n'eut jamais de réponse à sa question car
tous les enfants mourraient faute d'être dorlotés, la consigné donnée aux
nourrices étant de ne jamais leur parler ni de leur procurer de stimulation
tactile agréable.
Un enfant peut survivre à la privation sensorielle extrême dans d'autres
domaines, comme à l'absence de lumière par exemple, si les stimulations
sensorielles de la peau subsistent alors que l'organisme mourrait si l'on
cessait totalement de stimuler sa peau. L'expérience nous prouve abondamment
que pour tout organisme muni d'une peau, il existe des périodes clés pendant
lesquelles il faut stimuler la peau pour que l'organisme se développe
normalement, et bien évidemment les jours, les semaines et les mois qui suivent
la naissance en font partie.
L'expérience du professeur Harry Harlow menée sur des singes a démontré l'importance du contact physique pour le développement harmonieux du petit. Mis en présence de deux substituts maternels, l'un en lainage, dégageant de la chaleur au moyen d'une ampoule interne, et l'autre en grillage nu, les jeunes singes passaient bien plus de temps au contact du substitut maternel apportant chaleur et douceur qu'auprès du substitut froid et métallique, même lorsque c'est ce dernier qui leur procurait le lait. Cette découverte allait à l'encontre des interprétations qui réduisaient la fonction maternelle à sa dimension alimentaire, ce qui surprit les chercheurs eux-mêmes qui s'attendaient à découvrir que le contact agréable était une donnée de base importante de l'affectivité et de l'amour, mais qui ne pensaient pas que cela occulterait à ce point la fonction de la tétée. Ils en conclurent que la première fonction affective de la tétée est d'assurer un contact fréquent et intime entre les corps de l'enfant et de sa mère. L'homme ne vit pas seulement de lait, et l'amour est un sentiment qu'on ne peut ingurgiter à la cuillère ou au biberon, encore moins sous forme de cachets de vitamines.
En un mot, c'est en étant aimé que l'on apprend l'amour. L'attachement intime de l'enfant à la mère est la source même de nombreuses réponses affectives apprises, puis généralisées. Pour le nouveau-né ou l'enfant, toutes les formes de stimulations cutanées qu'il reçoit sont de la plus grande importance pour le développement harmonieux de son corps et de son comportement. Elles ont aussi probablement des effets essentiels pour le développement d'un mode satisfaisant de relations affectives et émotionnelles. Ne dit-on pas d'un homme aux manières brutes qu'il "manque de tact" ou qu'il est "un ours mal lêché", le lêchage remplaçant le toucher chez les mamifères qui ne peuvent caresser de leur main.
AU COMMENCEMENT ETAIT LA PEAU
par Marie-Thérèse Ribeyron
Au début du siècle, le taux de décès des bébés des orphelinats américains dépassait les 60% jusqu'à ce que quelqu'un suggère qu'on les prenne dans les bras plusieurs fois par jour. C'est ce que raconte Ashley Montagu dans " La peau et le toucher ". À l'hôpital de New York, où ce régime de soins maternels avait été institué, le taux de mortalité des enfants de moins de un an chuta sous les 10%. "L'absence de contact pendant les huit premiers mois de la vie où le système nerveux est le plus réceptif et où les autres modalités sensorielles sont encore insuffisamment développées peut provoquer l'irréparable", constate Arthur Janov, dans " L'amour et l'enfant ".
L'expérience du plein contact
Dès huit semaines, bébé foetus n'a ni yeux ni oreilles, mais il connaît déjà
ses premières sensations cutanées. L'ectoderme, la couche la plus externe de
l'embryon, devient peau et lui permet d'entrer en contact avec cet univers
liquide où il baigne. À huit mois, l'utérus l'enserre. Au neuvième mois, ses
vagues l'étreignent régulièrement. Petit foetus vit ses premières amours.
"Le stade utérin nous procure l'étreinte la plus complète qui soit, écrit
Russ A.Rueger dans The Joy of Touch, l'insertion totale dans le corps d'un
autre. Le foetus qui flotte dans l'obscurité connaît alors le nirvana de la
chair. Cette expérience marque profondément la psyché, cela ne fait aucun
doute."
Puis vient le grand voyage, la plus extraordinaire des aventures. Petit foetus
part vers la lumière du jour en soulevant une tempête sur son passage. Il
connaît alors d'intenses et violentes étreintes.
Puis le vide, ce choc tactile de la brusque émergence dans le néant.
L'anthropologue Margaret Mead parle du "choc de la peau". Bébé est
entré dans un nouveau monde qu'il ressentira et vivra comme une merveilleuse
symphonie ou comme un désert angoissant, selon qu'il sera touché ou pas.
À la naissance, bébé est tout en peau. Le toucher est le seul sens pleinement
développé. "C'est comme si tout son corps était des millions d'yeux, des
millions de nez et des millions d'oreilles", explique Odette Lefèvre, une
Québécoise qui a fait sa maîtrise en éducation sur la peau et le toucher.
Les récents travaux de Tiffany Fields, du Medical School de l'Université de
Miami, ont démontré que le toucher est une nourriture essentielle aux
nouveau-nés. Dans 47% des cas, les bébés nés prématurément et massés pendant 15
minutes 3 fois par jour ont pris du poids plus vite que les bébés laissés à
eux-mêmes.
Selon diverses recherches, les stimulations tactiles sont nécessaires au
développement du système immunitaire, digestif et respiratoire nouveau-né. Le
développement du système nerveux du cerveau dépend aussi des stimulations
tactiles et les autres sens se développeront d'autant mieux - une vision, une
audition, un odorat riches en détails - que la peau aura été bien stimulée.
Toucher pour comprendre
Bébé va construire sa réalité et découvrir monde en le touchant. Mais, d'abord,
le monde devra le toucher. Seule sa peau le renseigne le monde extérieur, lui
dit s'il est en danger, lui fait savoir si sa mère l'aime ou ne l'aime pas.
L'enfant obéit à son instinct d'aller vers l'inconnu pour autant que le connu
lui est assuré. Lorsqu'il part explorer en rampant, il revient régulièrement
téter un sein ou se faire prendre. Mais si le connu lui fait défaut, aussitôt
surgit l'angoisse. L'enfant ne prend plus le risque de s'aventurer à
l'extérieur. Il réduit ses explorations sensorielles. L'angoisse paralyse le
développement de l'intelligence chez l'enfant, explique J.C. Pearce, auteur de
L'enfant magique. "L'enfant non touché aura un problème relationnel,
ajoute Ashley Montagu. Il n'aura pas sa première "relation
amoureuse." Odette Lefèvre a eu l'occasion de le vérifier lorsqu'elle a
massé des enfants autistiques à l'hôpital Rivière-des-Prairies dans le cadre de
son mémoire de maîtrise en 1986.
Après qu'elle eût touché et massé quatre enfants de cinq à huit ans, une heure
par jour, chacun pendant quatre mois, l'un a commencé à parler, les autres ont
établi leur premier contact oculaires et entrepris des jeux interactifs.
"C'était des enfants mal aimés, dit-elle. Mal aimés parce qu'ils n'avaient
pas été touchés. Le toucher étant le premier mode de communication, le premier
langage, en les touchant, ils ont commencé à établir des relations."
Harry Harlow, un des pionniers de la recherche sur la privation de contacts
physiques, a mené une expérience avec des bébés rhésus. Ceux avaient eu pour
mère des poupées de chiffon fonctionnaient mieux que ceux dont les mères
étaient faites de fil de fer. Les petits rhésus se blottissaient contre leur
maman de chiffon douce et chaude, même lorsque la nourriture leur venait de la
froide maman en fil de fer.
Dans Le cri primal, Arthur Janov dit: "Un environnement chaleureux plus
tard dans la vie ne fait pas disparaître les premiers traumatismes. L'absence
de toucher au début de la vie crée une surcharge de peur qui se transforme en
angoisse latente." "J'ai revécu en primal l'abandon du corps maternel
qui me laissait seul dans le désert et l'angoisse totale pendant les quatre
heures entre les tétées prescrites. Je pleurais, je hurlais ma peur, mon
angoisse, ma terreur. Si on ne venait pas, j'allais mourir. Personne ne
répondait. Je hurlais, hoquetais jusqu'à ce que épuisée, je me réfugie dans le
sommeil où au moins j'étais à l'abri", raconte Jeanne.
Dans The Betrayal of the Body, Alexandre Lowen relie la schizophrénie à l'échec
d'une stimulation tactile précoce. La sensation d'identité vient de la
sensation du contact avec le corps. Si cette sensation manque, l'individu ne
sait pas ce qu'il sent, ne sait pas ce qu'il est. Et la perte de contact avec
le corps aboutit à la perte de contact avec la réalité.
Marcelle Geber a observé pendant un an les nouveau-nés de l'Ouganda. Portés
par maman, ces enfants rampent facilement à six ou sept semaines et récupèrent
des objets en courant à six ou sept mois.
L'enfant nord-américain accomplit le premier exploit à six ou sept mois et le
deuxième, à 15 ou 18 mois. Marcelle Geber a aussi constaté que les petits
Ougandais étaient moins précoces à mesure que notre approche scientifique
envahissait la culture ougandaise.
Dès le début du siècle, la pensée pédiatrique s'est laissé pervertir par le
mouvement behavioriste pour qui chaque preuve d'amour ou chaque contact
physique rendait l'enfant trop dépendant de ses parents. Prendre les enfants
dans ses bras risque de les gâter, clamait-on du haut de la chaire
scientifique.
Des millions de mères de bonne foi ont obéi aux spécialistes qui savaient tellement
mieux qu'elles ce dont leur bébé avait besoin.
Avec l'avènement des pouponnières, les bébés sont séparés du corps de leur mère
dès la naissance, forcés à téter un bout de plastique amorphe, emprisonnés dans
d'horribles jolis pyjamas qui ne libèrent que les mains et la tête et isolés
dans une chambre durant leur sommeil. "S'endormir au contact d'un autre
est un besoin fondamental pour l'enfant", affirme Anne Freud. Le jour
s'ajoute la panoplie du kit du parfait bébé: poussette chromée, balançoire mécanique
et chaise inclinable remplacent le corps doux et chaud de maman. Même les
enfants allaités ne peuvent jouir du sein et du corps de leur mère. Quand ils
ne prennent pas leur lait en "popsicle" dégelé dans un biberon, le
sein leur est interdit par un soutien-gorge d'allaitement qui ne laisse que le
mamelon à leur portée.
Malheureusement, la libération des femmes a aussi prêché la rupture précoce
du lien mère-enfant. Les bébés se retrouvent en garderies où les monitrices et
moniteurs n'ont pas le temps de prodiguer les caresses si nécessaires.
De plus en plus d'enfants souffrent de problèmes de peau. " Mal touchés.
Mal portés, mal portants, mal menés, mal aimés ", écrit Frédérick Leboyer
dans Shantala, un art traditionnel, le massage des enfants. Plutôt que de
traiter leur eczéma avec des pommades, des médecins avertis les guérissent en
nourrissant leur peau avec des massages, apportant ainsi les stimulations qui
ont manqué au départ...
Les anthropologues et les voyageurs se sont toujours étonnés de ne jamais
entendre de pleurs d'enfants chez les autochtones du Grand Nord, les
Amérindiens, aux Indes, à Bali et dans toutes les sociétés où les bébés sont
portés constamment contre la mère. Celle-ci allaite son bébé sur demande, le
garde accroché au sein ou dans ses bras, le couche avec elle jusqu'à ce qu'il
décide de partir explorer le vaste monde.
Leur besoin de contact satisfait, les bébés n'ont pas besoin de signaler leur
désarroi et leur détresse par des cris. En grandissant, ces enfants ne restent
pas collés à leur mère, ne pleurent pas avant de s'endormir. Ils sont capables
d'entrer en véritable relation avec les autres. Ce sont les enfants magiques
décrits par J. C. Pearce. Heureux enfants qui ont vécu pleinement dans leur
peau leur première relation amoureuse!
Cet article est paru dans le Guide Ressources, vol.7, no. 4, 1991.